mardi 25 mai 2010

Chapitre 26 - L'Amour avant la Folie -


Samedi 19 Septembre


Pas un poil de stress. Rien. Même pas une toute petite boule, pas plus grosse qu’un pois chiche, nichée au creux du ventre. J’avais officiellement 26 ans depuis deux jours et je le vivais bien. Bon, évidemment, le temps file et il va falloir que je passe la 3ème si je veux, à 30 ans, avoir fait tout ce qu’il y a sur cette liste que j’avais dressée le jour de mes 20 ans. Car, hormis le fait qu’effectivement j’avais vu Madonna en concert et que j’avais visité la Toscane, le reste était loin d’être accompli. Pas de panique, il me restait encore quatre ans. Et puis, je n’y avais pas mis tant de choses que ça. Il y avait : aller à New York, rencontrer Carrie Bradshaw [d’accord, ça va être dur…mais au pire si je vois Sarah Jessica Parker, ça sera déjà pas mal], visiter le Machu Picchu, caresser un koala [même si, il paraît qu’en fait, c’est plutôt teigneux ces bestioles], nager avec un dauphin… [oui, je sais ce que vous vous dites, je suis très nature comme garçon…chut, c’est un secret]. Bon, il y avait aussi tourner dans un film bourré d’effets spéciaux ridicules, avoir un job de rêve qui me rapporte une fortune et embrasser James Franco [oui, toujours lui…]. Je dois sûrement en oublier. Je n’avais pas écrit si peu de choses… Si seulement je pouvais attraper mon sac avec mon portefeuille. La liste est dedans. Abîmée mais dedans. Et ça faisait une éternité que je n’y avais pas jeté un coup d’œil.

« S’il vous plait, ne bougez pas autant. Vous êtes là pour vous relaxer.
- Oui, désolé. Je vais me tenir à carreaux promis. »

Ah oui, je ne vous ai pas dit, là, je suis en train de me faire masser. Et c’est assez orgasmique. Je suis dans un salon de beauté pour hommes qui se trouve dans ma rue. Men Zen ça s’appelle. Et je suis plutôt zen en effet. C’est mon cadeau d’anniversaire de la part de Norma. Un soin de deux heures comprenant gommage complet du corps, soin des mains, des pieds, du dos et du visage et, pour finir, un massage de trente minutes. Comme je disais, c’est mon cadeau d’anniversaire mais aussi la meilleure façon de me faire déguerpir de mon appartement pendant que Boris, Clara, Thad, Norma, Eléanore et Sara sont en train de redécorer mon appartement avec tellement de couleurs qu’à côté un défilé Jean Charles de Castelbajac passerait pour l’œuvre de la Famille Addams. Et je crois bien que ce soin zen est plus qu’approprié parce que je ne peux pas m’empêcher de me demander dans quel état je vais retrouver mon appartement. Et ça, je ne vais malheureusement pas le savoir tout de suite puisqu’en sortant de l’institut, mon bien-aimé m’attendra et m’emmènera je ne sais où. Cet anniversaire promet d’être mémorable.

« C’est votre anniversaire aujourd’hui c’est ça ?
- Oui. Enfin, c’était jeudi mais ce soir c’est ma soirée d’anniversaire.
- Et vous organisez quelque chose en particulier ?
- Moi non mais mes amis oui. Ils sont en train de décorer mon appartement là.
- Ce sont de sacrés amis que vous avez là.
- Et encore, vous êtes loin du compte en disant ça.
- Vous avez beaucoup de chance.
- Oh oui. »

C’est vrai que j’ai de la chance. Je crois bien que ça va être la première fois que je vais avoir un vrai anniversaire digne de ce nom. Promis, je ne vais pas vous refaire le quart d’heure pleurnichard mais par le passé, mon anniversaire semblait toujours tomber au mauvais moment. Par exemple, le jour de mes 7 ans, j’étais cloué au lit avec la scarlatine [non, je n’avais pas 7 ans au 13ème siècle, on peut toujours choper la scarlatine, je vous assure]. A mes 8 ans, ma mère était à l’hôpital, soignée pour dépression. J’ai vécu mon 11ème anniversaire dans les cartons. On quittait Nantes pour vivre à Rennes. Mes 13 ans furent un fiasco. Ma mère m’avait organisé une boum. Ça partait d’un bon sentiment. Le banga et l’oasis pomme-cassis coulaient à flot. On dansait sur de la mauvaise dance commerciale comme seules les années 90 savaient produire. Franchement, tout commençait plutôt bien. Les cinq personnes que ma mère avait invitées, étaient venues. Et puis, un moment, ils ont voulu aller dans ma chambre. Et là, ils y ont vu ma collection de miniatures de parfums, tous les posters d’Edward aux mains d’argent sur les murs et surtout, ils ont vu, juste au-dessus de mon bureau la photo de Johnny Depp que j’avais entouré d’un gros cœur au fluo rose. Et là, comment dire, ils ont commencé à me trouver bizarre et la fête a vite tourné court. Je crois que cet anniversaire est mon pire souvenir. Enfin, jusqu’à mes 20 ans. Mon frère était mort depuis moins de trois semaines alors autant dire que je n’avais pas trop le cœur à faire la fête. Mes 20 ans, je les ai passés à écrire sur la plage de Saint-Malo [entre temps nous avions quitté Rennes pour Saint-Malo] avec pour seule compagnie une bouteille de rhum bon marché qui m’avait filé une migraine mémorable. Il a fallu que j’attende mes 24 ans pour avoir un vrai bon anniversaire. J’étais avec Elias et Norma. Nous avions bu du champagne, mangé un énorme gâteau digne des séries américaines [un truc d’une couleur improbable qui aurait certainement beaucoup plus à la mère de la Nounou d’Enfer] et puis ce jour-là, Elias m’avait offert un magnifique cadeau. Un cadeau qui laisse quelques poils, qui fait quelques conneries mais qui fait maintenant partie intégrante de ma vie. Mon chat. Mon David Bowie. Je me souviens encore de sa petite tête et de ses ridicules et minuscules miaou. Ce jour-là, c’est bête à dire, mais j’avais l’impression que les années de merde étaient derrière moi. L’année suivante, j’avais fêté mes 25 ans avec Elias. Juste lui et moi. Nous étions allés à Paris, avions fait quelques folies, avions bu quelques verres à Bastille et avions fini dans une petite chambre d’hôtel qu’Elias avait réservée à Montmartre. Cette nuit-là, nous n’avions pas dormi. Nous étions restés collés l’un à l’autre comme si demain n’arriverait jamais. Je vois encore nos corps soudés, emmêlés. A ce moment, je n’imaginais certainement pas que quelques mois plus tard, il quitterait ma vie avec perte et fracas.
Heureusement que ma vie ne se résumait pas à cette unique journée dans l’année sinon je crois que le bilan serait plus négatif que positif. Heureusement que maintenant ma vie avait pris une toute autre direction et que désormais, j’en fais le serment, chacun de mes anniversaires serait plus merveilleux que le précédent. Et puis ce soir, j’allais enfin pouvoir laver l’affront de cet anniversaire de 1996. Cet anniversaire où les gens, mes invités, avaient découvert ce que j’essayais de cacher. Enfin, ce soir, pour ma vraie première boum, mes invités savent qui je suis et cerise sur le gâteau, la plupart sont comme moi. N’est-ce pas fantastique ? Ce soir, même s’ils vont dans ma chambre et qu’ils découvrent ma collection de Têtu, bien empilés dans un coin, je sais que ça n’aura strictement aucune conséquence.

A 15h, après ce soin divin qui me donnait l’impression d’avoir à nouveau 18 ans [oui, j’aime parler comme si j’avais 77 ans], Boris m’attendait comme convenu, un bouquet de tulipes à la main. Elles étaient magnifiques. Roses, oranges, jaunes, rouges. Et lui, était plus que magnifique. Chaque jour, j’essayais de trouver un nouvel adjectif pour le décrire mais là, j’avais épuisé mon stock. On n’avait pas encore inventé le terme le caractérisant le mieux. Je vais me contenter de dire qu’il était juste Boris [j’aurais pu écrire Beau-ris mais ça aurait été bien trop facile]. Pour l’occasion et non pas qu’il soit mal habillé habituellement, il portait un slim noir, une chemise en jean cintrée et des bottines bien cirées. Il était à tomber.

« Alors ? C’était comment ? T’as l’air sur un nuage.
- C’est en te voyant que je suis sur un nuage. Mon chéri, tu es sublime.
- Arrête ton char Simon. Bon, tu es prêt à me suivre ? Il nous reste encore cinq bonnes heures à passer avant de rentrer.
- Cinq heures ! Tout ça ?
- Oui. Mais ça va passer vite et je ne te parle pas du résultat. Tu vas être sur le cul. Bon, notre chauffeur doit s’être garé dans les parages.
- Notre chauffeur ? Vous avez loué un chauffeur ?
- Oui. Ah, viens, il est là-bas ! »

Boris avait demandé à Virgil de jouer le chauffeur et de nous conduire à la destination secrète. La dernière fois que j’avais vu Virgil n’avait donc pas été une exception, il était toujours aussi gentil, simple [même s’il roulait dans un 4x4 qui devait coûter l’équivalent de deux ans de salaire de prof] et charmant. Il devenait séduisant ou c’était moi ? [ça devait être moi et ma propension à trouver à peu près tout le monde sexy...]
« Et sinon, vous ne voulez vraiment pas me dire où vous m’emmenez ? Ça pourrait un peu être assimilé à du kidnapping ce que vous êtes en train de faire là !
- Pas grave. On prend le risque. Non, tu ne sauras pas. Tu verras bien. D’ici une heure, nous y serons.
- Ah, donc on ne quitte pas le pays ? Ouf.
- T’en sais rien. Je conduis tellement vite et bien que dans une heure peut-être nous serons en Belgique ou en Suisse.
- Mais oui, bien sûr. J’ai le droit d’envoyer des textos au moins ?
- Oui mais ça va être dur vu que tu as oublié ton portable à l’appart.
- Et tu ne me l’as pas ramené ?
- Non. Ça peut pas te faire de mal de te déconnecter un peu.
- Et c’est toi qui dis ça.
- Ouais c’est clair Boris, c’est l’hôpital qui se fout de la charité. Mr Mon I-Phone Est Toute Ma Vie
- C’est faux ! Bon et puis toi d’abord, contente-toi de conduire. Qu’est-ce qu’on a comme mal avec le petit personnel de nos jours ! »


Au bout d’une bonne heure de conversations de cet acabit, enfin, nous arrivions. Bon, je ne savais toujours pas où nous arrivions puisque Boris m’avait mis un bandana sur les yeux environ 20 minutes auparavant, mais je sentais l’air de la mer. Au moins un truc que m’avait appris le fait d’être breton.

« Ça y est, je peux enlever ce machin ?
- Non, attends encore deux petites minutes.
- Bon, je viens vous rechercher dans deux heures. Il est 16h20 donc on dit 18h20 ok ?
- Impeccable.
- Tu ne restes pas Virgil ? Je me sens bête avec ce truc sur les yeux...
- Je vais aller faire quelques courses pour ce soir et puis Boris veut que je vous laisse en amoureux. Allez, amusez-vous bien les enfants ! Et pas de bêtises. »


Puis Boris m’a redonné la vue. Il faisait beau, le soleil illuminait nos visages. On entendait le rire sarcastique des mouettes. Il y avait des gens, des voitures, du bruit. Un bruit doux, supportable. Nous étions à Etretat. J’aimais Etretat. La dernière fois que j’étais venu ici c’était avec Pierre, il y avait un mois environ. Quel plateau de fruits de mer nous avions mangé ce jour-là ! Quelques marches à monter et ça y est, nous faisions face à la mer. C’était toujours la même chose. En me trouvant à Rouen, j’avais la conviction que la mer n’était pas si importante pour moi et dès que je me retrouvais face à elle, je me demandais comment est-ce que je faisais pour vivre sans elle. Toujours la même histoire. Elle était belle en plus. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle est encadrée par des falaises d’un blanc laiteux, mais ici, elle a toujours une couleur extraordinaire. J’étais amoureux de la mer, de cette plage, de ces minuscules galets plus doux que des joues de bébé. Un jour, Boris et moi, nous habiterons ici. Je nous imagine bien ici pour nos vieux jours.
« Alors ça te fait plaisir ?
- Tu ne pouvais pas me faire plus plaisir.
- Je sais que tu adores cet endroit. Tu veux une glace avant qu’on aille se poser sur la plage ?
- Je ne sais pas trop… Ok mais seulement s’il y a parfum schtroumf !
- C’est quoi ce parfum ?
- Un truc d’un bleu bizarre qui a un goût bizarre. C’est à l’amande je pense. Ça me rappelle tellement de trucs les glaces au schtroumf ! J’adore ça. »

Deux cornets de glace au schtroumf plus tard, nous nous asseyions sur la plage.

« Merci beaucoup de m’avoir amené jusqu’ici. Je vis un anniversaire de fou cette année.
- Tu le mérites, crois-moi. C’est bon cette connerie.
- T’as vu ? Même si je trouve que le goût est un peu différent maintenant. Peut-être parce que j’ai grandi... Je ne sais pas si je mérite tout ce que vous faites pour moi, mais une chose est sûre, ça me fait très plaisir. J’ai hâte de voir ce que les autres ont fait de notre appartement.
- Je pense que ça va être génial mais pour le moment, j’aimerais qu’on discute de certaines choses.
- Ouh la, tu me fais peur. C’est quoi ce ton solennel d’un coup ?
- Rien, c’est juste que j’ai envie de te parler, de te dire des choses qui me tiennent à cœur et que je trouve qu’aujourd’hui c’est le moment idéal. Et ici, l’endroit idéal.
- Tu vas me quitter c’est ça ? Et comme on va faire la fête et boire, je vais mieux le vivre ? Ou bien, non, attends, en fait tu m’as amené ici pour que je puisse me jeter du haut de la falaise.
- T’es con. C’est justement un peu tout le contraire.
- Ah oui ? Comment ça ?
- Oui. En fait, je trouve que ce jour est idéal pour te donner ça. »

Il sortit de sa poche une bague. Toute simple. De couleur argent. Pas de boîte juste cette bague entre ses mains. Il me regarda, me sourit, me prit la main et y passa l’anneau.

« Euh, je ne sais pas quoi dire là...
- Ne dis rien. Qu’est ce que tu veux dire de toute façon ?
- Non mais... euh... c’est en quel honneur ?
- C’est en l’honneur du bonheur que tu me procures. J’ai juste envie de t’offrir cette bague en retour.
- C’est rapide non ?
- Rassure-toi, ce n’est pas une bague de fiançailles. C’est juste une bague pour te dire que je t’aime.
- Je me sens con là.
- Pourquoi ? Il n’y a aucune raison.
- Elle est magnifique. Ça a dû te coûter une fortune.
- Elle était à ma grand-mère. Tu sais, mine de rien, les histoires de Thad l’autre soir, ça m’a trotté dans la tête. C’est important de transmettre les choses. A mes 20 ans, ma grand-mère m’a donné cette bague en me disant de l’offrir à la personne que je saurai être la bonne. Tu es la bonne personne. Et je n’ai pas envie d’attendre plus longtemps. Il n’y a plus de questions à se poser, je suis bien avec toi et je sais que c’est pour très longtemps.
- Tu vas me faire pleurer Boris.
- Oh non, on avait dit que tu arrêtais de pleurer.
- Merci. C’est moi qui devrais t’offrir une bague. Tu m’as sorti d’un trou noir tu sais. Je n’imaginais pas ça possible et surtout aussi rapidement. On se connaît depuis un mois et demi, j’ai l’impression que ça fait une éternité. Ça fait méga cliché mais c’est mon sentiment chaque jour qui passe. Moi aussi je suis bien avec toi tu sais. Avec toi, tout ce qui me pourrit l’esprit, j’ai l’impression que ça fait moins mal. Grâce à toi.
- Je sais ce que tu ressens, c’est pareil pour moi. Heureusement qu’Eléanore n’est pas là parce que sinon avec ce genre de phrases, elle ne nous louperait pas. Elle n’est pas trop serrée ? Je l’ai faite ajuster.
- Non elle est parfaite. C’est de l’argent ?
- Non, de l’or blanc. Tiens, tant que j’y pense, j’ai aussi un petit poème pour toi. Ça ne veut pas dire que j’ai envie de me remettre à écrire mais tu m’inspires donc voilà. Mais surtout, pas de pression pour que je recommence à écrire.
- T’inquiète pas mon amour, je commence à savoir qu’avec toi, la pression ne donne rien de bon. Tu veux que je le lise tout de suite ?
- C’est comme tu veux. Moi non plus je ne veux pas te mettre la pression.
- Alors oui, je vais le lire. Mais si je pleure, pas de remarque. Tu vas me tuer, tu le sais ça ?
- Mais non. T’es bien trop fort pour ça. »

Il n’y avait pas de titre à ce poème. Juste trois petits points puis Je t’Aime. Mon cœur battait plus fort que jamais.

Plan séquence
Un pas de danse
Improvisé
Un soir
Une fin d’été
Un bonheur
Qu’on voudrait à jamais
Une douleur
Qu’on tente d’oublier
Pour ne plus replonger.

Travelling arrière
Toi et moi
Enlacés
Inséparables à jamais
Ta main dans la mienne
Ma peine qui s’évapore
Je te veux encore
Et encore.

Et encore…

Et encore...

Zoom avant
Sur nous
Dans cent ans
Amis Amoureux Amants
Rien n’a changé vraiment
Ton sourire
Est mon oxygène
Ta chaleur
Mon moteur
Pour avancer
Continuer
Et croire en ce Nous
Pour des milliers d’années…

Il était sublime. Des larmes montaient, je les sentais. Pendant deux minutes, je ne dis rien. Ma gorge était serrée, je sentais ma lèvre inférieure tremblotait. Je regardais les vaguelettes allaient et venir puis le ciel, les falaises, les oiseaux. Je me sentais vivant plus que jamais. Je me sentais fort malgré mon aspect pathétique de grand garçon de 26 ans qui pleurniche. J’aurais pu déplacer les falaises en cet instant. Puis je me décidai à parler à nouveau. Des centaines de mots se bousculaient dans mon crâne.

« Ça va faire rengaine mais encore une fois, je ne sais pas quoi dire... En fait, tu fais tout ça pour que je me taise c’est ça ? T’as pas trouvé d’autres solutions ? Je suis plus que touché... Non, c’est même au-delà de ça. Je ne trouve pas mes mots là, je suis désolé.
- Ça te plait alors ?
- Encore une fois, c’est au-delà de ça. Tu sais ce que j’ai envie de faire là ? Hormis le fait de te prendre sauvagement là, tout de suite maintenant, de t’arracher tes vêtements avec les dents et de te hurler que je t’aime ?
- On peut faire ça non ?
- Je ne suis pas sûr que les mères de famille un peu coincées qui nous entourent soient franchement d’accord. Elles en avaleraient leurs serre-têtes en velours...
- C’est dommage.
- Là, j’ai envie de poser ma tête sur ton épaule, de te prendre la main et de regarder la mer. Voilà de quoi j’ai envie.
- C’est moins sauvage mais pas mal aussi. Et vous savez ? Je vous aime Simon Ellois.
- Moi aussi Boris Dentzig, je vous aime infiniment. »

Quoi dire d’autre ? Moi d’ordinaire si bavard, je ne savais plus quoi dire. Pas un mot n’avait l’air approprié à la situation. L’amour de Boris me clouait le bec, j’avais l’impression qu’aucune phrase ne serait à la hauteur des deux gages d’amour qu’il venait de m’offrir. Je savais qu’il tenait à moi mais on n’est jamais préparé à recevoir ce genre de preuves aussi vite qui plus est. Une bague et une déclaration d’amour qui clairement disait qu’il voulait construire sa vie avec moi et vivre avec moi jusqu’à ce que la mort nous sépare. Et mon nouveau côté optimiste [que je travaille jour après jour, vous vous souvenez ?] avait envie de le croire. Parce que bien évidemment, toute histoire d’amour qui se respecte, sous-entend qu’un jour ou l’autre, il y aura ce genre de phrases, ce genre de déclarations enflammées d’un avenir commun, long et prospère. Vous comme moi, on sait très bien que ça n’arrive que rarement finalement. Ce n’est pas toujours le compte de fées escompté et bien souvent, on est plus dans une version cheap des Feux de l’Amour que dans un remake 4 étoiles de Coup de Foudre à Notting Hill. Ne nous voilons pas la face. Mais étrangement, ce jour-là, j’étais convaincu que Boris prédisait l’avenir.

Comme prévu et avec une précision d’horloger suisse, Virgil apparut à 18h20. Malgré les regards peu approbateurs des gens autour de nous, je donnais la main à Boris et la serrais du plus fort que je pouvais. A 19h45, nous étions face à mon immeuble. J’entendais de la musique provenir de mon appartement. Tiga, Shoes. Il y avait du bruit, je me demandais bien ce qu’ils avaient tous organisé. Après la journée parfaite que je venais de vivre, la soirée avait intérêt à être à la hauteur. Bizarrement, je n’en avais aucun doute. Un petit mot accroché à ma porte m’ordonnait d’enfiler ce qu’il y avait dans le sac posé juste à côté.

- 1 t-shirt arc en ciel
- 1 legging violet American Apparel
- 1 paire de Converse turquoise
- 1 bandeau jaune

Je ne m’étais pas trompé de soirée. C’était bien la Simon’s Colourful, Eccentric and Funky B-Day Party ! Boris et Virgil entrèrent dans l’appartement en premier et me laissèrent sur le palier pour me changer. Encore une minute avant de sauter dans l’inconnu. J’enfilai ma tenue de rainbow warrior, passai machinalement une main dans mes cheveux pour me recoiffer, pris une profonde et longue respiration.
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Partez !



mardi 18 mai 2010

Chapitre 25 - Le Rêve Américain -



Samedi 12 Septembre


   Quelle bonne soirée ! Oui, enfin une vraie bonne soirée où tout se passait comme prévu, même si justement rien n’avait été prévu. Pas d’annonces fracassantes qui ruinent l’ambiance, pas d’Elias bourré qui vient sonner à pas d’heure, rien de tout ça. Juste Boris, Thad et moi. Quelques bonnes bouteilles de Chinon et quelques bricks au thon préparées avec amour. Voilà, ça c’est une bonne soirée ! Bon, d’accord, je dois admettre que j’avais limité les risques en filtrant les appels incessants de Norma et Clara qui voulaient absolument rencontrer notre nouvel ami américain. Oui, ce soir, c’était une soirée entre garçons, sans les complications incessantes de la gent féminine [s’il vous plait, laissez-moi croire que nous sommes beaucoup moins compliqués que vous…oui, je sais c’est purement utopique…].  Nous discutions, nous rigolions et trouvions enfin le temps de nous raconter, parce qu’après tout, les rares fois où nous avions vu Thad, nous étions avec une dizaine d’autres personnes toutes plus attirées par lui les unes que les autres. Il a ce pouvoir Thad. C’est un aimant. Un aimant qui, à première vue, ne paye pas de mine mais s’avère d’un charisme assez hallucinant. Certaines personnes naissent avec plus de chance que d’autres. Je tuerais pour être comme lui, pour que dès que j’arrive quelque part, les conversations s’arrêtent et les regards convergent vers moi. Et aussi pour porter aussi bien les chemises de bûcheron canadien. Avant de rencontrer Boris, moi, c’était tout juste si j’arrivais à captiver mon chat et encore, ça ne compte pas vraiment, puisqu’il savait qu’avec quelques regards de victime et quelques miaou bien placés, il arriverait à obtenir double ration de croquettes. Bon voilà, c’était les dix secondes où je m’apitoie sur mon sort, je trouve que ça faisait longtemps quand même. Revenons à nos moutons.
Nous parlions donc. Enfin nous posions surtout beaucoup de questions à Thad, histoire de savoir comment s’était passé son séjour à Paris et histoire également d’avoir, avec un peu de chance, quelques ragots palpitants sur André, Jean ou un autre de la bande. Hélas, rien de bien croustillant à se mettre sous la dent. André vivait comme un moine trappiste ces derniers temps. Bon, il avait bien essayé de séduire Thad mais à priori, ça avait été un échec retentissant. Selon Thad [et Dieu sait qu’il n’est pas mauvaise langue], ‘coucher avec André, ça serait comme coucher avec Louis XVI qui aurait pris du poppers’. Je crois qu’il n’y a pas grand chose à rajouter… Et puis Jean, ben Jean dans toute sa splendeur de Jean [oui je sais, il y a beaucoup de Jean dans cette phrase mais j’aime bien ce prénom…Jean…], il fantasmait et ne faisait que ça. Passer à l’acte pour lui, c’était comme aller dans les cuisines d’un MacDonald’s et regarder comment était préparée cette nourriture qui nous faisait tous craquer, un suicide pur et simple. A priori, il avait, cette fois-ci, jeté son dévolu sur un vendeur de chez W.H.Smith, rue de Rivoli. Je serais curieux de voir à quoi il pouvait bien ressembler celui-là parce qu’une chose était sûre, il avait bon goût ce Jean ! En fait, la seule chose vraiment intéressante que nous avions apprise pendant cette première partie de soirée c’est que Thad avait eu deux aventures en trois semaines. L’une avec Sabine, une fille rencontrée dans un bar près de Bastille et l’autre, avec notre ami Hedi. Selon lui, ça n’avait pas très bien marché mais je ne pouvais m’empêcher de trouver que Thad et Hedi feraient un couple des plus mignons. Si seulement, Thad pouvait se décider et enfin passer complètement du côté obscur de la Force !

   A minuit passé d’une bonne grosse demi-heure, mon nouvel ami américain préféré [comme si j’en avais un autre avant lui…bon ok, il y a bien James Franco, mais lui, c’est pas pareil…] attrapa sa guitare et commença à nous jouer quelques morceaux. Au moment où les premières notes se sont échappées, j’ai craint que les filles ne débarquent et fassent style ‘ tout va bien, on a entendu du bruit ? ’ mais non, pas un son dans l’escalier. Elles devaient être sorties dans je ne sais quel endroit dont elles avaient le secret. Ou bien, Norma était avec sa publicité vivante pour Abercrombie & Fitch et Clara, comme à son habitude, élevait sans doute un autel à la gloire de Pierre et sacrifiait un bébé labrador fraîchement kidnappé. Oh, vraiment, je suis un vilain, vilain garçon... Bref, Thad nous jouait certaines des chansons qu’il avait aimées ou qui l’avaient marqué, toutes ces chansons qui selon lui,  resteraient toujours dans un coin de sa tête. Et quel éclectisme dans cette jolie tête ! Du Nirvana [comme tout jeune du 21ème siècle qui se respecte], du Marianne Faithfull, du Portishead, du Cat Power, du Jay-z [à la guitare c’est vraiment pas mal], du Britney Spears aussi, et puis plein d’autres chansons plus réjouissantes les unes que les autres. En le regardant gratter sa guitare, j’avais l’impression d’assister à un concert très privé de Jay Brannan, vous savez ce garçon tellement sexy du film Shortbus. Oui, c’est ça, Thad était ma version personnelle de Jay Brannan. Bon ok, je vais tâcher de ne pas faire avec lui ce que les acteurs de Shortbus font eux-mêmes car je ne suis pas sûr que Boris soit franchement d’accord [et de toute façon, je crois bien être un peu trop timide - et pas assez souple - pour faire ça …].

 « Et sinon, tu connais des chansons en français aussi ? 
- Oh oui, j’en connais quelques unes. Je ne vous ai jamais joué de chansons en français ?
- Non, jamais. Je m’en souviendrais.
- J’ai peut-être joué à Hedi alors. Il y a la toute première que j’ai apprise. Ma mère me la chantait tous les jours en préparant mon goûter quand je rentrais de l’école. Elle l’aime beaucoup. Ça vient du film Jules et Jim. Vous connaissez je pense ?
- Carrément ! Ma mère adore ce film.
- Tiens, la mienne aussi. Ça doit être un truc de mère ça. C’est le Tourbillon de la Vie ?
- Oui. C’est une de mes chansons préférées. Je vous la joue si vous voulez. »

Puis Barbara  succéda Jeanne Moreau. Et nous eûmes droit à Georges Moustaki et Jacques Brel. Il était tellement touchant quand il chantait en français, quand il écorchait certaines syllabes et quand il s’appliquait sur d’autres. Enfin, après Mon Amie la Rose de Françoise Hardy, visiblement ému, Thad posa sa guitare.
« C’est bizarre pour moi de jouer ses chansons. Surtout, celle-là. Ça me rappelle beaucoup de choses. De belles choses.
- Il ne faut pas que ça te mette dans cet état. Je te ressers un verre de vin pour te remettre ? Non, non, je ne suis pas alcoolique.
- Oui pourquoi pas. Ça me met dans cet état parce que ça veut dire tellement pour moi d’être là, maintenant en France. Vous n’imaginez pas.
- En gros, tu réalises un peu le rêve de ta mère là ?
- Pas vraiment car elle a vécu en France déjà, vous savez. Dans les années 70.
- Ah ouais ? Où ça ? A Paris ?
- Oui, pendant deux ans. Elle est d’abord venue pour un été. Et elle a rencontré un garçon alors, elle a vécu avec lui.
- Et ça c’est fini au bout de deux ans ?
- Son grand-père est mort alors elle est retournée à Salt Lake City. Et son ami ne voulait pas la suivre.
- Elle ne t’a pas donné le nom du garçon avec qui elle vivait ? Peut-être que tu pourrais aller lui dire bonjour !
- Ça serait bizarre non ? Je sais juste qu’il s’appelle Julien. Il y beaucoup de Julien en France je crois. Et, de toute façon, je lui dirais quoi ?
- C’est fou quand même ! Tu imagines que si elle n’était pas rentrée aux Etats-Unis, ta vie aurait été différente !
- Surtout je ne serais pas né.
- Ouais c’est clair. C’est même sûr ! Arrête le vin mon chéri, tu racontes n’importe quoi !
- Oui excusez-moi. J’ai déjà été plus vif d’esprit. C’est le Chinon ça, ça m’abrutit. Et ta mère, elle n’est jamais retournée en France après ? Même pour des vacances ?
- Non, elle n’a jamais eu la chance encore. Et puis avec ses cinq enfants, c’était dur. Mais elle me raconte toujours que ces deux années à Paris ont été magnifiques. Des fois, je pense qu’elle est triste d’être partie. C’est même sûr. Mais c’est grâce à mon arrière grand-père qu’elle est venue ici. Il lui a donné l’argent pour ses 18 ans.
- Sympa l’arrière grand-père. Et pourquoi elle a choisi la France ? Les américains étaient fan de la France dans les années 70 ?
- Parce que depuis qu’elle est petite, elle voulait voir Paris, la Tour Eiffel et les gens bien habillés. Mon arrière grand-père lui racontait souvent des histoires de la France.
- Il y était allé également ?
- Non mais sa femme avait toujours rêvé d’y aller. Et je crois qu’il était triste de ne pas avoir... comment vous dites ?... fait son rêve la réalité ?
- Réalisé son rêve.
- Ah oui, ok… il était triste de ne pas avoir réalisé son rêve avant sa mort.
- Elle est morte jeune ton arrière grand-mère ?
- Elle avait 42 ans. C’est quand elle a accouché de son quatrième enfant qu’elle est morte. Mais si vous voulez, on peut arrêter de parler de tout ça. Peut-être ça vous saoule ? C’est bien comme ça qu’on dit ? C’est André qui m’a appris ce mot. Il le dit tout le temps maintenant.
- Oui c’est bien ça. Mais non, tu peux continuer. Enfin, je ne sais pas ce que t’en penses Simon mais moi je trouve ça intéressant de connaître ton histoire.
- C’est clair. Tu peux continuer si t’en as envie. Et puis tu as l’air de connaître plein de trucs sur ta famille.
- Je n’ai pas raconté beaucoup de choses encore. Et puis, c’est normal non ? Vous, vous ne connaissez pas plein de choses sur votre famille ?
- Ben, pas vraiment. Ce n’est pas le genre de choses dont on parle chez moi. Surtout que j’ai jamais connu mon père donc, déjà, ça enlève une moitié d’histoire familiale et puis, comme ma mère s’est fâchée avec une bonne partie de sa famille, tu vois, moi c’est très, très limité.
- C’est dommage je trouve. Tu n’es pas trop triste de ça ?
- Oh, on s’y fait. J’ai appris à ne plus poser de questions.
- Et toi Boris ?
- Moi, ce n’est pas vraiment plus marrant.
- Marrant ?
- Drôle. Enfin fun.
- Oui, ok.
- Dans ma famille, on n’est pas du style à se parler et à se souvenir. On est trop occupé pour avoir une vie de famille. Mon père est un pauvre con, enfin un riche con plutôt et ma mère elle, elle est juste transparente. Elle fait partie des meubles.
- Tu ne les respectes pas beaucoup.
- C’est pas ça. Je les vois juste comme ils sont. Mais je comprends que ça puisse te choquer. Je ne devrais pas parler d’eux comme ça mais j’ai du mal en ce moment.
- Non, mais moi, mes parents sont très importants. Ils ne sont peut-être pas les meilleurs parents du monde mais je les aime.
- Et tu as beaucoup de chance ! Moi aussi, au fond de moi, je les aime mais en surface, ils me saoulent comme tu dis. Bon alors continue ton histoire, je ne voudrais pas plomber l’ambiance. J’ai l’impression d’être au milieu d’une grande épopée familiale et qu’on a mis sur pause !
- Oui, Père Castor, continue de nous raconter ton histoire !
- Père Castor ? Pourquoi tu m’appelles comme ça ?
- Il n’y a pas ça chez toi ? C’est un dessin animé où un vieux castor à lunettes raconte des histoires à des petits castors. Tu ne connais pas ?
- Non mais ça doit être cute. Tu peux m’appeler comme ça si tu veux. J’aime bien les castors.
- Ok. Ça sera ton surnom alors ! Bon, on en était à ta grand-mère, euh, non ton arrière grand-mère qui rêvait d’aller en France.
- Oui, c’était son rêve le plus important. Elle aimait tout ce qui venait de chez vous. Baudelaire, Maupassant, Delacroix. D’ailleurs, quand elle a quitté le Danemark, elle était contente de venir aux Etats-Unis mais elle était très malheureuse aussi de s’éloigner de la France. Au fond d’elle, elle savait qu’elle n’aurait jamais la chance de venir ici.
- Vous venez du Danemark ?
- Oui. Mes arrières grands-parents sont partis de Copenhagen en 1906.
- Ça explique pourquoi tu es aussi sexy. Tout s’éclaire d’un coup.
- Tu es bête Simon.
- Oui, c’est clair, tu es bête.
- Oh, il était jaloux mon petit Boris. Non mais avoue, les scandinaves sont sexy ! Plus sexy que les américains.
- Ça dépend. Il y a des tas d’américains sexy. Et puis, franchement, tu connais beaucoup de scandinaves ? Les mecs d’Abba, ils ne sont pas franchement sexy…
- Oui, ça c’est vrai et moi, je suis quand même plus américain que scandinave.
- Ça reste ce genre de truc, c’est dans les gènes. Et puis regardez le blond de True Blood, il est méga sexy lui ! Bref, je repense à Maupassant là, tu en as parlé tout à l’heure.
- Oui, dans ma famille on l'aime beaucoup. J’adore Bel Ami !
- Tu as déjà lu sa nouvelle Qui sait ?
- Non, pas celle-là. Pourquoi ?
- Parce qu’elle se passe en partie dans ma rue. Enfin dans notre rue. La rue Eau de Robec.
- C’est vrai ? C’est fantastique ! Il faudra que je le raconte à ma mère ! Je lui enverrai une carte demain. Et il se passe quoi dans cette histoire ?
- Pour résumer, tous les beaux meubles d’un homme un jour s’échappent et finissent par se noyer dans le petit cours d’eau, le robec. Mais sinon tu peux utiliser l’ordi et lui envoyer un mail à ta mère.
- Elle aime bien recevoir des cartes. Et j’aime bien en écrire aussi. C’est vraiment fou. Quand j’étais petit et que je lisais Maupassant, jamais je n’aurais imaginé qu’un jour je me trouverais ici, dans cette rue, une rue avec tant d’histoires. J’ai l’impression d’être dans un rêve.
- Parfois, ça fait du bien ce genre de sentiments. Il faut en profiter car on sait jamais combien de temps ça peut durer.
- J’en profite et j’espère que ça va continuer longtemps. En tout cas, merci encore de m’avoir accueilli chez vous, that means so much to me. »

La soirée a continué jusque très tard cette nuit-là. Entre les récits d’aventures du grand-père Otto qui, en 1934, avait perdu une jambe et une main à cause d’un grizzli affamé et les histoires de bikers de son père Jesse, Thad faisait filer les heures comme de ridicules secondes. Et c’était tout ce dont j’avais besoin. Une soirée tranquille avec deux personnes que j’aimais et quelques bonnes bouteilles de vin. Oubliés les histoires tordues de Clara ou les plans machiavéliquement foireux de Norma à ce moment-là. Seule restait la lueur magnifique dans les yeux de Thad. Une lueur qui disait toute la ferveur, l’admiration qu’il portait à sa famille. Une famille qui, plus d’un siècle auparavant, avait décidé de changer de vie pour assurer le meilleur des avenirs à ses descendants. Et c’était grâce à eux que Thad était dans notre pays, dans notre ville, dans notre salon ce soir-là. Grâce à ces rêves qui ont survécu, subsisté à travers les décennies, malgré les aléas du destin et les tragédies. Même plusieurs mois après, quand j’y repense, j’en ai la chair de poule. Après tout, on est nombreux à prendre notre vie pour argent comptant. On ne pense pas assez souvent au fait que si on en est là, c’est peut-être un peu à cause de ceux qui nous ont précédés. Ça fait sûrement cliché mais j’en suis convaincu désormais. Si moi, Simon, je suis ce que je suis maintenant, c’est grâce à ma mère qui malgré tous ses défauts [d’un autre côté, qui n’en a pas ?] est une personne admirable et grâce à mon père aussi. Même si je ne le connais qu’à travers ce que ma mère peut m’en dire, c’est grâce à lui que je suis qui je suis. Ou, c’est peut-être surtout grâce à son absence. Et il en est de même pour nous tous. C’est con, mais des fois il faut que quelqu’un parcoure 9000 kilomètres et nous raconte sa vie et celle de ces ancêtres pour que nous ouvrions les yeux. La vie a tendance à nous rendre aveugle vous ne trouvez pas ?

Le lendemain matin, enfin si tant est que 14h soit encore considéré comme le matin, je fus réveillé par une délicieuse odeur provenant de la cuisine. Une odeur qui ressemblait à celle des crêpes [je suis breton, je repère ces odeurs à des kilomètres]. En me levant, je trouvai Thad et une petite montagne de pancakes à ses côtés. Ah oui, et David Bowie aussi. Quand quelqu’un fait de la cuisine, il n’est jamais bien loin lui de toute façon.


« Mais tu t’es levé à quelle heure pour faire tout ça ?
- Oh, il n’y a pas très longtemps. Je suis rapide pour les pancakes. Tu aimes ça ?
- Tu veux rire, j’adore ça ! Ce dimanche commence vraiment bien je trouve.
- Je n’aime pas trop le dimanche moi. C’est triste je trouve.
- Je suis pareil. Souvent je reste au lit et je regarde des séries bêtes.
- J’ai utilisé tous les œufs, j’espère que c’est pas grave.
- Ben non. Tu sais, une fois que tu es entré chez moi, tu fais comme chez toi. Ça c’est ma devise ! Ou my motto si tu préfères.
- Je suis vraiment content d’être ici tu sais. Vous êtes génial tous les deux. Et vous êtes le plus beau couple que je connais.
- Arrête. Et puis d’habitude c’est moi qui te fais rougir. Ne me vole pas mon rôle.
- Je dis juste la vérité. Je dis toujours la vérité de toute façon.
- Ah oui ? Toujours, toujours ?
- Oui, toujours. Comme Toulouse-Lautrec dans Moulin Rouge.
- Ah oui ? C’est donc toi la cithare qui dit toujours la vérité ?
- Oui, c’est ça ! La cithare ! Je ne trouvais plus le mot en français.
- Et qu’est ce que tu peux me dire d’autre alors ?
- Je peux te dire que mes pancakes vont être délicieux et que je suis sûr que je vais vraiment m’amuser ici !
- Tout ça ce n’est pas très dur à deviner. Ce ne sont pas des grosses vérités ça. Et sinon, histoire d’être sérieux, pourquoi ça n’a pas marché entre Hedi et toi ? Vous aussi vous feriez un très beau couple.
- C’est pas si facile tu sais. Je ne veux pas lui faire de la peine. Il est trop gentil pour ça. Je ne sais pas combien de temps je vais rester en France. Et lui, il vit à Paris, avec sa mère. Il ne peut pas la laisser toute seule. C’est difficile. Les histoires de famille sont toujours très difficiles.
- Et les histoires de mère encore pire…
- Ah, tu veux une autre vérité ?
- Oui, of course !
- Si Boris ne se lève pas vite, il ne va plus y avoir de pancakes.
- Ça ce n’est pas très grave. On peut tout garder pour nous tu sais. En plus, tu ne trouves pas qu’il a grossi depuis la dernière fois que tu l’as vu ?
- Tu es méchant avec lui ! Je vais tout lui raconter !
- Bon, ok. Boris, dépêche-toi de te lever, les pancakes de Thad n’attendent que toi ! Et j’ai faim ! Non mais encore une fois, merci Thad. Par contre, il ne faut pas que tu croies que je t’ai invité juste pour que tu me fasses de la bonne cuisine américaine. Tu n’es pas du tout obligé de faire ça.
- Si ça me plait, je peux continuer.
- Oui, mais moi ça me gêne un peu quand même.
- Tu as l’air d’aimer être gêné Simon. Non ?
- Tu trouves ?
- Oui un peu. Il va falloir faire quelque chose pour ça.
- Ok mais seulement si tu m’apprends à faire des pancakes.
- Pas de problème, et toi, tu m’apprendras à faire du café. D’ailleurs il faut en faire là. Je n’ai pas osé toucher à la machine. Mon café est toujours dégueulasse.
- Ah, nous y voilà ! On a donc trouvé ton talon d’Achille ! Le café ! Tu n’es donc pas aussi parfait. Je suis soulagé.
- Tu croyais que je suis parfait ?
- Ben oui. Attends, tu parles français super bien. Tu joues de la guitare comme un dieu.
- Tu exagères.
- Tu joues même Jay-z à la guitare ! C’est pas dingue ça ?
- Je trouve pas moi.
- Non mais rassure-toi, maintenant que je sais que tu ne sais pas faire le café, je sais que tu es un mec normal. »


Finalement lorsqu’à 16h, Boris s’est enfin réveillé, nous lui avions, dans notre extrême bonté, laissé des pancakes et même si la journée était déjà bien entamée, étrangement, j’avais l’impression en contemplant les deux personnes que j’avais en face de moi, que j’avais toute la vie devant moi. Parfois, ça tient à peu de choses la béatitude.
En anglais, on dit Bliss et ça sonne tellement mieux...